L’occasion était comme du pain blanc pour les services d’action psychologique de la CIA et des Forces armées locales, services gonflés au maximum par les besoins de la cause, qui ne se privèrent pas d’en user et d’en abuser par tous les haut-parleurs à leur disposition, nationaux et internationaux. Navrante époque, sombre mémoire. C’était à qui ferait vibrer le plus haut la corde » patriotique » pour stigmatiser la perfide agression communiste. Immonde opéra-bouffe au cours duquel l’ambassade, la mission militaire et la police américaine, » sincèrement indignées » par cette scandaleuse intervention étrangère contre un pays souverain ( ô combien ), disputèrent les premiers rôles à certains » communistes » locaux qui ne se privèrent pas de faire connaître ( en particulier par voie de presse : qu’on feuillette les numéros d’El Pueblo de Cochabamba ) qu’ils savaient eux aussi faire respecter le drapeau sacré de la Patrie. Cette tragi-comédie n’est pas inédite en Bolivie. Le spectacle avait été donné en avant-première en 1829, lorsque l’oligarchie royaliste de la jeune République altopéruvienne, regroupée derrière le docteur Olaneta, avait, au nom de la Religion chrétienne, de la Patrie et de la Loi, expulsé de La Paz, après avoir failli l’assassiner, le maréchal Sucre, Vénézuélien d’origine et vainqueur d’Ayacucho, en sa condition d’envahisseur étranger venu semer le trouble dans les pacifiques foyers de l’arrière-cour de l’Empire espagnol. Et voilà que l’oligarchie de compradores et de plumitifs à un dollar la ligne de la République indépendante de Bolivie, regroupés derrière le général Barrientos, se réchauffant les uns les autres derrière les murs vermoulus et branlants de leur palais présidentiels, Sénat, salles de rédaction, clubs patriotiques et autres Rotary, au nom de la Religion chrétienne, de la Patrie et de la Loi, reprenaient à l’unisson la vieille antienne contre le commandant Guevara, Argentin d’origine et vainqueur de Santa Clara, en sa condition d’envahisseur étranger venu semer le trouble dans les pacifiques foyers de l’arrière-cour de l’empire yankee. Mais, en 1967, les ressources supérieures de l’empire moderne permirent à ces valets, héritiers des maîtres de jadis, d’aller jusqu’au meurtre. L’histoire se répète pour ainsi dire deux fois, mais cette histoire-ci a démenti l’observation de Marx : ici, la deuxième fois, ce fut comme tragédie.
Régis DEBRAY, La guérilla du Che, Extrait,1974.
Léon ROUMAGNAC 